Ce que j’ai vécu, je ne sais pas si ça s’est reproduit ailleurs dans le monde. Peut-être, ou peut-être pas. Je ne veux pas vraiment le savoir. Ce que je me demande juste c’est si ces personnes à qui c’est arrivé ont fait le même choix que moi. Personnellement j’ai eu un peu de mal mais aujourd’hui je ne le regrette pas. Je suis plus heureuse que jamais, même si j’ai dû faire un énorme sacrifice pour cela. Je dirais que mon expérience est…exceptionnelle ? Inédite. Personne ne me croirait, pas même vous. Curieux ? Si oui, je vais donc commencer à vous raconter mon histoire.
A l’âge de 22 ans ma famille et moi, avec quelques uns de mes amis, nous avons été invités dans une somptueuse demeure pour quelques jours. Un manoir immense, le genre avec des grandes portes en bois avec des poignets d’or et un long escalier qui mène au premier étage. Magnifique. Je n’en revenais pas.
Arrivés dans l’après-midi, nous avons comme tous les convives, participé au dîner du soir, un grand festin. Il y avait de la musique, des bougies, une grande table bien dressée et une vingtaine, voire trentaine de personnes que je connaissais ni d’Eve ni d’Adam. Nos places étaient déjà choisies donc je me suis assis là où il y avait une carte à mon nom et prénom. Emilie Chevalier. Tout le monde m’appelle Emmie, je préfère. Par chance, ma meilleure amie c’est retrouvée assise à côté de moi et nous avons discuté ensemble jusqu’à ce que d’autres invités arrivent à leur tour et s’installent à table.
C’est à ce moment-là que j’ai remarqué la personne assise à ma gauche, un homme. De type asiatique, il semblait grand et bien bâti malgré le fait qu’il soit avachi sur sa chaise, les bras et les jambes croisés. Blond vénitien, les cheveux courts et les yeux d’un bleu presque transparent, il scrutait tous les convives un à un. Curieusement il était en veste noire à manches courtes, contrairement à la plupart des hommes présents qui portaient les longues manches. Il était tout de noir vêtu, ce qui renforçait ce côté intimidant de sa personne. Oui il m’impressionnait tellement que je n’osais pas engager la conversation avec lui. Lui-même ne parla à personne, on ne l’apostropha pas et il n’ouvrit jamais la bouche, à part pour faire des petit rictus. Mais qui était-ce ? Il n’avait même pas de carte à son nom en face de lui. C’était bien mon bol de me retrouver à côté de phénomène comme ça. Il n’empêche que lui était beau, et surtout ténébreux. Je sentais toute le danger émaner de sa personne.
Je parlais donc avec mon amie tout le long du repas, mais celle-ci de nature plutôt frivole insista pour aller flirter avec les hommes présents et ne voulant pas faire ce genre de choses, ce n’est pas mon caractère, je la laissais partir, me laissant seule avec l’inconnu, toujours muet et dans la même position. Ne voulant surtout pas le déranger dans ce qui semblait être la contemplation de la salle, j’ai commencé à le regarder. Oui il devait être très grand. Puis quelque chose m’a marqué : sur ses bras il y avait de longues traces, des cicatrices peut-être, droites qui partaient de son coude jusqu’à ses poignets. Ce qui était étonnant c’est qu’elles étaient bien parallèles, sans aucun défaut. Intriguée et surtout curieuse, je vainquis ma peur de le déranger et lui demanda ce qui avait fait ça. Comme s’il n’avait pas vu que j’étais à côté de lui depuis près de 1h, il sursauta et me regarda, surpris.
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Vous venez de me parler ?Sa voix semblait sortir d’outre-tombe, elle était d’un ton grave impressionnant.
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Euh…oui. Enfin je crois, dis-je pour plaisanter.
Mais au lieu de rire il me scruta en fronçant les sourcils.
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Personne ne me parle jamais.
- Désolée si je vous ai dérangé.
- Non c’est bon, dit-il avec un petit sourire qui dévoila une rangée de dents blanches et bien alignées.
Je ne me souviens plus très bien comment j’ai eu ça, ça fait tellement longtemps que je ne les vois plus.
- C’est peu courant en tout cas.Il n’ajouta rien de plus et je commençais à me trouver un peu idiote d’avoir engagé la conversation sans savoir la continuer. Puis une question saugrenue et complètement tarée sorti de ma bouche.
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Est-ce que je peux toucher ?L’homme m’a regardé avec des yeux ronds et s’est esclaffé avant de décroiser ses bras et de me tendre le droit. Oui ma question était plus que débile mais sur le coup j’en avais vraiment envie. Sa peau était lisse, pas trop blanche et un peu basanée, juste parfaite. Il m’a juste regardé faire, une petite lueur amusée dans ses yeux.
On a ensuite commencé à parler, en donnant nos noms et prénoms en premier. Il s’appelait Gackt Camui, il était japonais avec une once d’origine européenne. Le reste du temps que j’ai passé à table, c’est avec lui que je l’ai partagé. Il était amusant, grave, sérieux et mortellement séduisant. Le peu de mots qui sortaient de sa bouche avaient de l’importance et de la pertinence. D’abord avachi, il avait fini par se redresser et posa ses coudes sur la table, le menton dans les mains. C’était peut-être la première fois dans toute ma vie que je parlais autant à quelqu’un, et surtout avec autant de facilité. Une à deux heures passèrent ainsi, peut-être plus ou peut-être moins, je ne m’en souviens plus vraiment.
Je suis partie la première de la salle, lui disait qu’il allait rester un peu. Nous n’avions pas prévu de nous revoir, et pourtant le lendemain nous nous sommes recroisés. Je me baladais alors seule dans l’immense demeure et il est apparu à un tournant, vers je ne sais quel aile du manoir. Il m’a demandé s’il pouvait m’accompagner et nous avons fait le tour de la demeure ensemble, montant et descendant tous les étages en parlant jusqu’à ne plus avoir de souffle ni de conversation. Je me sentais bien, et petit à petit je me suis rendue compte que je ressentais quelque chose pour cet homme dont je ne connaissais ni l’âge ni la provenance. Le soir même il y eut un nouveau festin mais cette fois-ci il n’était pas là, et j’ai compris que j’étais tombée amoureuse de lui au manque que je ressentais alors. Ça m’avait paru ridicule mais il fallait bien avouer que tout me paraissait terne sans sa présence.
Pendant quelques jours nous nous sommes promenés tous les deux seuls dans l’immense maison, faisant des commentaires sur tout et rien. La fois où je lui ai demandé pourquoi il n’était plus jamais là le soir au dîner, il m’a répondu que ce genre de chose ne l’intéressait pas du tout et j’avoue m’être sentie vexée à ce moment-là, et déçue. Je n’étais donc pas une raison suffisante à sa présence.
Un jour tout à fait normal, une lettre a été adressée à tous les occupants, nous informant qu’il faudrait partir d’ici quelques jours où on évacuerait la maison de force. La raison : des soldats allaient venir d’ici peu et ils devaient avoir le champ libre. Pourquoi pas. Je ne voyais pas trop le problème à ce moment-là, il avait été décidé que je repartirais avec ma famille et mes amis, comme prévu.
Ce jour-là Gackt et moi avons visité une toute nouvelle pièce, assez petite comparées aux chambres et remplies de meubles en bois lustré et de photos vieillies. Je ne me suis pas attardées sur les photos, et pourtant j’aurais dû. Nous avons discuté dans cette pièce toute l’après-midi et chose surprenante, le soir ma famille m’a demandé ce que je faisais toute seule la journée. Ne voulant pas leur révéler mon secret, j’ai juste prétexté que je me baladais et que parfois je m’asseyais quelque part avec un livre pour lire. Ils m’ont crû parce qu’ils savent que je ne suis pas du genre à cacher des choses. S’ils avaient su peut-être le cours des choses aurait changé.
Le lendemain, je suis allée dans la même pièce et il s’y trouvait déjà, regardant par une des fenêtres, le coude posé contre le mur. Quand je l’ai appelé il s’est retourné vers moi avec un regard sérieux, dur et mélancolique. Il m’a fait de la peine et j’ai cherché à l’aider, à savoir ce qui n’allait pas mais il n’a rien dit. Alors qu’à mon tour je regardais par la fenêtre, dos à lui, Gackt m’a saisi par les épaules et plaquée contre le mur avant de venir m’embrasser voracement. Je me suis sentie différente, j’ai fait des choses auxquelles je n’aurais jamais pensé avant et c’est quand nos lèvres se sont séparées qu’il m’a dit qu’il m’aimait. Pourtant il semblait triste et ses yeux étaient brillants de larmes. Nous n’avons rien dit d’autre et sommes sortis.
Dans les grands escaliers nous avons croisés mon amie et, chose étrange, elle m’a parlé comme s’il n’y avait personne à côté de moi. Pourtant j’étais sûre que la connaissant, ses questions seraient nombreuses. Gackt aussi ne lui parla pas, je ne sais même pas s ‘il s’était rendu compte de sa présence. Quelque chose clochait. Nous sommes alors retournés dans notre salle, et là j’ai commencé à me pencher un peu plus sur les photos. Une vague d’incompréhension m’avait alors saisie, comment se faisait-il que l’homme à mes côtés, qui paraissait avoir à peine 30 ans, souriait à pleine dent sur ces photos jaunies qui dataient d’une cinquantaine d’années, voire plus ? Je ne comprenais vraiment pas et c’est quand je lui ai fait voir qu’il a juste murmuré
« C’est le moment. »
- Le moment de quoi ?
- Que je t’explique qui je suis.
- Qui…tu es ?
- Emmie je suis un fantôme.Vous auriez fait quoi à ma place ? Moi j’ai rigolé. Ou plutôt je me suis foutue de lui en lui ordonnant d’arrêter de se moquer de moi. Mais il m’a regardé avec tellement de tristesse et de peine, et ces photos derrière lui…que j’ai fini par le croire.
-
Mais je croyais que personne ne pouvait voir les fantômes ?
- Moi aussi je le croyais…non, j’en étais même sûr. Je me suis baladé tellement de fois dans ces couloirs, assis à ces chaises sans que personne ne me remarque que s’était devenu une habitude. Je ne pensais pas que toi tu me verrais, ni que tu me parlerais. J’aime à m’assoir pendant ces réceptions et regarder les gens qui se draguent les uns les autres, me moquer d’eux à cause de leurs habits ou de leurs coiffures…je suis si seul depuis tellement de temps. Mais toi tu m’as vu, tu m’as parlé, tu m’as accordé de ton temps…je ne m’imaginais pas qu’un jour ça arriverait.
- Mais alors…qu’est-ce que tout ça signifie ? Est-ce que tu as vraiment des sentiments ?
- Bien sûr !
- Alors comment ça va se passer ? Je dois partir demain.
- Et moi je reste là.
- On ne se verra plus ?
- J’hésite à t’en parler mais…il y a un moyen pour que l’on reste ensemble.
- Lequel ?
- Il faudrait qu’au lieu de partir demain tu restes dans le manoir assez longtemps pour que je vienne te chercher.
- Mais ils vont évacuer de force…
- Cache-toi. Veux-tu rester avec moi pour toujours ?Pour toujours…je n’ai pas mis longtemps à comprendre ce que ça impliquait. Si je voulais être avec lui alors je devais mourir à mon tour, non ? Sinon ce ne serait pas pareil. Son regard a confirmé ma théorie. Mais étais-je seulement prête à abandonner ma vie pour rester à ses côtés ? Je ne lui ai pas répondu, parce que je ne savais pas quoi dire. Bien sûr que j’hésitais, et si tout ça n’était qu’une erreur ? Ou pire…une hallucination ? Gackt prit alors ma main et, s’asseyant sur une des chaises en bois, il m’attira à lui, me faisant m’assoir sur ses genoux. C’est quand une de ses mains se posa dans mon dos que je ressentis un besoin pressant et violent, celui de n’être qu’à lui et qu’il ne soit qu’à moi. Il fallait que je satisfasse ce besoin et il s’est avéré qu’il avait le même.
Ce qu’il s’est passé dans cette pièce, sur cette chaise ce jour-là y restera à jamais. Je le garde dans un coin de ma mémoire comme le meilleur instant de toute ma vie. Celui où j’ai ressenti le plus de choses en un court instant.
Quand j’ai quitté la salle en première, il m’a dit que si je souhaitais l’accompagner, je n’avais qu’à attendre jusqu’à 14h45 pour sortir de la maison le lendemain, c’est-à-dire longtemps après le départ des autres, et qu’à cette heure-ci une certaine Martha viendrait me chercher pour me conduire à lui. J’ai juste acquiescé.
Le lendemain j’ai pris ma décision et averti ma famille que je resterais dans le manoir. Ça a été dur, ils ne me comprenaient pas mais comment leur dire qu’un fantôme m’attendait ? J’aurais fini à l’hôpital psychiatrique.
Je me suis donc cachée dans la pièce à photos, derrière un grand meuble en bois. Vers 14h des domestiques qui nettoyaient la demeure pour l’arrivée des soldats me dénichèrent et essayèrent de me faire sortir, mais en vain. J’ai prétexté que je devais attendre Martha et ne sortir qu’à 14h45. Elles ont fini par me laisser et à l’heure attendue, je suis sortie sur le trottoir. Mais alors je me suis rendu compte que Martha, je ne la connaissais pas. Ni son visage, ni son nom de famille. Comment la trouver parmi la foule ? J’ai commencé à parcourir toute la ville à pieds, criant le nom de Martha à chaque coin de rue. Les larmes me montaient aux yeux, je ne le reverrais pas. De plus, parfois des personnes me courraient après, m’appelant par des prénoms autres que le mien comme si eux aussi cherchaient quelqu’un. Je ne sais pas combien de temps j’ai couru ainsi, mais à la fin j’étais exténuée.
J’ai fini par retrouver ma famille, mais pas Martha ni Gackt. Avec mes parents nous avons pris le bus en direction du manoir, maintenant occupé par les militaires. C’est quand le bus c’est arrêté et que je suis descendue que j’ai remarqué alors, sur le trottoir d’en face, une petite dame, vieille, qui souriait en se tenant droite comme un piquet. Quand je me suis approchée d’elle, elle m’a demandé si j’étais Emmie Chevalier. J’ai dit oui. C’était Martha.
Alors elle m’a posé la question fatidique, qui m’a valu des explications à mes parents ?
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Es-tu sûre de ton choix ? Es-tu prête à mourir pour cet homme égoïste ?J’ai souri devant les questions de la vieille femme. Oui j’étais sûre, sinon je ne serais pas là, à faire mes adieux à ma famille. Ma décision était prise. Mes parents et moi on a beaucoup pleuré, je m’en voulais vraiment de leur faire ça, et j’aurais préféré qu’ils ne le sachent pas, comme c’était prévu au début. C’est quand je me suis retournée vers Martha que j’ai vu que Gackt m’attendait à côté d’elle en souriant. Alors je n’ai plus eu aucun regret. La main dans la sienne et dans celle de la femme, j’ai fait un dernier sourire à ma famille sur le bord du trottoir, et après ça a été le trou noir.
Sur le trottoir en face du Manoir qui a attiré tant de personnes en cette semaine d’août, une jeune femme souriante, devant sa famille entière, tomba au sol. Morte. Les médecins ont diagnostiqués une crise cardiaque inexplicable. Ses parents étaient en pleurs mais n’ont jamais rien dit. Comme s’ils cachaient un lourd secret. Elle fut enterrée quelques jours plus tard. Elle n’avait que 22 ans.
C’était il y a une centaine d’années maintenant. Même si parfois mes souvenirs sont peu clairs, il me suffit de voir le visage de l’homme à mes côtés pour me rappeler ce que j’ai vécu, le choix que j’ai dû faire. Oui je ne regrette pas.
J’ai assisté à mon enterrement, c’était bizarre. Gackt insistait pour que je n’y aille pas, mais moi je voulais voir ma famille une dernière fois. Car j’avais décidé de ne pas les hanter le reste de leur existence. De temps en temps je passais rapidement, pour les anniversaires, les mariages, les accouchements…et les enterrements. J’ai pleuré pour mes parents, mes sœurs et mes amis. Parce que même morts je ne les verrais pas. Ils n’étaient pas des fantômes.
Contrairement aux autres, Gackt et moi avons choisi de vivre dans l’entre-deux. Ni sur Terre, ni dans ce que certains appellent parfois le Paradis. Nous faisons notre propre vie, solitaires, mais heureux. Je n’ai pas vu les années défiler et encore aujourd’hui je me sens l’âme d’une femme de 22 ans.
Il m’arrive quelques fois de me demander ce qui aurait été différent si j’avais choisi de rester en vie. Je me serais sûrement retrouvé quelqu’un, peut-être me serais-je marié ? J’aurais eu des enfants…les fantômes ne peuvent pas avoir d’enfants. Puis après je me dis que de mourir ou de l’oublier, la première solution était la meilleure. Pour moi en tout cas. Parce que vous, vous auriez fait quoi ?